La femme gelée, d'Annie Ernaux

Publié le 14 Décembre 2015

Genre : Roman

Date de parution : 1981

Quatrième de couverture :

Elle a trente ans, elle est professeur, mariée à un " cadre ", mère de deux enfants. Elle habite un appartement agréable. Pourtant, c'est une femme gelée. C'est-à-dire que, comme des milliers d'autres femmes, elle a senti l'élan, la curiosité, toute une force heureuse présente en elle se figer au fil des jours entre les courses, le dîner à préparer, le bain des enfants, son travail d'enseignante. Tout ce que l'on dit être la condition " normale " d'une femme.

Mon avis :

La femme gelée est un roman très féministe d'Annie Ernaux, et une fois de plus à fort caractère autobiographique. Il retrace la vie de l'héroïne, de son enfance jusqu'à l'âge adulte, abordant ses rêves d'enfant, puis d'adolescente, et ses diverses influences (modèles parentaux, amitiés et rencontres amoureuses). Il en ressort l'importance de la différence de statut, de rôle et de traitement des hommes et des femmes dans la société. J'ai été touchée en tant que lectrice...

Voici deux extraits que j'ai particulièrement aimés :

- Sur la découverte et l'amour de la littérature :

"Surtout, n'importe où, n'importe quand, se plonger dans la lecture. [...] Je lui envie ce visage étrange, refermé, parti de moi, de nous, ce silence où elle sombre, son corps alourdi d'un seul coup par une parfaite immobilité. [...] Vivement que je sache lire, puis vivement que je comprenne ces longues histoires sans images qui la passionnent. Un jour vient où les mots de ses livres à elle perdent leur lourdeur anônnante. Et le miracle a lieu, je ne lis plus des mots, je suis en Amérique, j'ai dix-huit ans, des serviteurs noirs, et je m'appelle Scarlett, les phrases se mettent à courir vers une fin que je voudrais retarder. Ça s'appelle Autant en emporte le vent. [...] Elle n'a jamais su s'expliquer merveilleusement. Mais on se comprenait. A partir de ce moment il y a eu entre nous ces existences imaginaires que mon père ignore ou méprise suivant les jours "perdre son temps à des menteries, tout de même". Elle rétorquait qu'il était jaloux. Je lui prête ma Bibliothèque verte, Jane Eyre et Le Petit Chose, elle me file La Veillée des chaumières et je lui vole dans l'armoire ceux qu'elle m'interdit, Une vie ou Les dieux ont soif. On regardait ensemble la devanture du libraire de la place des Belges, parfois elle proposait "veux-tu que je t'en achète un ?". Pareil qu'à la pâtisserie, devant les meringues et les nougatines, le même appétit, la même impression aussi que c'était pas très raisonnable. [...] la seule différence avec les gâteaux, à part Delly et Daphné du Maurier, elle n'était pas calée. Ça sentait le sec, une poussière fine, agréable. [...] Elle me promettait pour plus tard un beau livre, Les Raisins de la colère et elle ne voulait ou ne savait pas me raconter ce qu'il y avait dedans, "quand tu seras grande". C'était magnifique d'avoir une belle histoire qui m'attendait, vers quinze ans, comme les règles, comme l'amour. Parmi toutes les raisons que j'avais de vouloir grandir il y avait celle d'avoir le droit de lire tous les livres. Bovaries de quartier, bonnes femmes aux yeux fermés sur des rêves à la con, toutes les femmes ont le cerveau romanesque, c'est prouvé, qu'est-ce qu'ils ont tous, cette hargne, même mon père, et lui, quand il me verra le soir assise sans rien faire, qu'est-ce que tu fous, à rêver trois fois rien ?"

- Sur la liberté de la vie d'étudiante :

"Quatre années. La période juste avant.

Avant le chariot du supermarché, le qu'est-ce qu'on va manger ce soir, les économies pour s'acheter un canapé, une chaîne hi-fi, un appart. Avant les couches, le petit seau et la pelle sur la plage, les hommes que je ne vois plus, [...] le gigot qu'il aime par-dessus tout et le calcul réciproque des libertés perdues. Une période où l'on peut dîner d'un yaourt, faire sa valise en une demi-heure pour un week-end impromptu, parler toute une nuit. Lire un dimanche entier sous les couvertures. S'amollir dans un café, regarder les gens entrer et sortir, se sentir flotter entre ces existences anonymes. Faire la tête sans scrupule quand on a le cafard. Une période où les conversations des adultes installés paraissent venir d'un univers futile, presque ridicule, on se fiche des embouteillages, [...] du prix du bifteck et de la météo. [...] Toutes les filles l'ont connue, cette période, plus ou moins longue, plus ou moins intense, mais défendu de s'en souvenir avec nostalgie. Quelle honte ! Oser regretter ce temps égoïste, où l'on n'était responsable que de soi, douteux, infantile. [...].

Pour moi quatre années où j'ai eu faim de tout, de rencontres, de paroles, de livres et de connaissances. Étudiante, même boursière, pour la liberté et l'égoïsme c'était rêvé. Une chambre loin de la famille, des horaires de cours lâches, manger ou ne pas manger régulièrement, se mettre les pieds sous la table au restau universitaire ou préférer un thé sur son lit en lisant Kafka. [...] [Ma mère] me pose des questions avides et naïves sur ma nouvelle vie et complice, me glisse vingt francs dans la main, si tu as besoin de quelque chose, des livres, boire des cafés... Pas d'autres besoins assurément."

La femme gelée, d'Annie Ernaux

Rédigé par Perrine

Publié dans #Romans

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